Diglossie arabe et interprétation : Anatomie d’un Défi Linguistique et Humain

2 juillet 2025

La diglossie arabe et l’interprétation représentent une problématique aussi fascinante que complexe, souvent méconnue en Occident où la langue arabe est perçue comme une entité monolithique. Cette coexistence de deux niveaux de langue, l’arabe littéraire et les dialectes parlés, n’est pas une simple curiosité académique ; elle constitue un défi fondamental dans le contexte sensible du milieu social.

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Comprendre la diglossie arabe et interprétation : La fracture originelle

Comprendre les enjeux de l’interprétation en arabe impose de déconstruire le mirage d’un « arabophone » unifié. La réalité est celle d’une fracture linguistique profondément ancrée.

A. L’arabe littéraire (Al-Fuṣḥā) : Le pilier formel et unificateur

L’arabe littéraire moderne (MSA) est l’armature intellectuelle, administrative et médiatique du monde arabe. C’est la langue de l’écrit, de l’éducation, des journaux télévisés et des discours officiels. Héritier de l’arabe coranique, il est standardisé et compris par les personnes éduquées d’Alger à Bagdad. C’est la langue de prestige, le symbole d’une identité culturelle partagée. Cependant, son usage reste confiné à ces sphères formelles. On peut affirmer sans détour que personne ne parle spontanément l’arabe littéraire dans sa vie quotidienne.

B. Les dialectes (Al-`Āmmiyya) : Le souffle de la vie quotidienne

À l’opposé se trouvent les dialectes, les langues maternelles parlées dans la rue, en famille, dans l’intimité du foyer. Il ne s’agit pas de simples variations, mais souvent de systèmes linguistiques distincts, formant une mosaïque qui s’étend du Maghreb (Darija marocaine, algérienne) au Levant (syro-libanais, palestinien), en passant par l’Égypte et le Golfe. L’intercompréhension entre un Marocain et un Irakien s’exprimant uniquement dans leurs dialectes respectifs est, par exemple, extrêmement limitée. Ces langues du cœur, riches et vivantes, sont rarement écrites et souffrent encore d’un déficit de prestige.

L’impact de la diglossie arabe sur l’interprétation en milieu social

Cette situation diglossique crée un véritable champ de mines pour l’interprète, dont la mission est d’assurer une communication fluide et fidèle, particulièrement en milieu social.

A. Le contexte de l’interprétariat en milieu social : La vulnérabilité au centre

L’interprétariat en milieu social (IMS) n’est pas une négociation commerciale. Il se déroule dans des contextes à forte charge émotionnelle et à enjeux humains critiques : demande d’asile, consultation médicale, suivi psychologique, procédure judiciaire. Le bénéficiaire, souvent fragilisé et en situation de stress, s’exprimera naturellement et exclusivement dans son dialecte maternel, avec son registre de langue, ses expressions idiomatiques et son bagage émotionnel. Il ne maîtrisera que très rarement l’arabe littéraire.

B. Le défi de la transposition dialectale : L’angle mort du métier

Ici réside le nœud du problème. Nos coordinateurs de projets d’interprétariat sont témoin directs des écueils de cette situation. Le prestataire (médecin, assistant social) demande un « interprète arabe », pensant solliciter une compétence unique. Or, l’interprète, bien que formé à l’arabe littéraire, peut se retrouver face à un dialecte qu’il ne maîtrise que partiellement, comme le soudanais ou le yéménite. L’interprétation des dialectes arabes requiert donc une compétence spécifique qui va bien au-delà de la formation académique classique.

Le dilemme de la fidélité devient alors aigu. Faut-il restituer en français le propos dans un registre formel, trahissant ainsi l’oralité et le niveau de langue de l’interlocuteur ? Ou faut-il conserver cette couleur dialectale, au risque de paraître moins « sérieux » aux yeux du professionnel francophone ? C’est un exercice d’équilibriste constant, où la moindre erreur peut avoir des conséquences graves.

Piliers de l’expertise pour la diglossie arabe et interprétation

Face à une telle complexité, la simple maîtrise de l’arabe littéraire est manifestement insuffisante. L’excellence de l’interprète se fonde sur des attributs bien plus spécifiques.

A. La polyvalence dialectale : Une compétence régionale

L’interprète d’élite ne se définit pas comme un simple « arabophone ». Il se définit par sa maîtrise d’un ou de plusieurs grands ensembles dialectaux (le Maghreb, le Levant…). Cette compétence, acquise par l’immersion et un travail personnel acharné, lui permet de passer d’un dialecte à l’autre au sein d’une même région et de comprendre les subtilités qui les différencient.

B. La médiation culturelle active : Le décodeur d’implicite

Nous sommes intimement convaincus que la dimension la plus cruciale est la médiation biculturelle. L’interprète doit décoder des références sociales, religieuses ou proverbiales propres à une région pour les rendre intelligibles au prestataire francophone. Il n’est pas un perroquet bilingue ; il est un pont culturel qui prévient les malentendus et les incompréhensions profondes.

C. La stabilité émotionnelle et la posture déontologique

Le contexte de l’IMS confronte l’interprète à des récits de violence, de détresse et de souffrance. Une stabilité psychologique à toute épreuve est donc une nécessité absolue pour maintenir la distance professionnelle requise et ne pas se laisser submerger. Cette force mentale doit être couplée à une déontologie irréprochable : neutralité, impartialité et une adhésion totale au secret professionnel, socle de la confiance.

diglossie arabe et interprétariat

En définitive, l’interprétariat en contexte de diglossie arabe est l’une des disciplines les plus exigeantes du métier. Elle requiert une agilité intellectuelle, une profondeur culturelle et une force psychologique que la seule formation académique ne saurait garantir. La sélection d’un professionnel ne peut donc se limiter à un critère aussi vague que « parle arabe ». Elle doit se fonder sur une compréhension fine de son champ de compétence dialectale et de son expérience en milieu social. Faire le choix d’un tel expert n’est pas une simple commodité ; c’est un impératif éthique et une garantie pour la réussite d’une communication humaine et juste.