L’interprétariat face à l’IA

7 février 2025

L’intelligence artificielle (IA) a bouleversé de nombreux secteurs, transformant des métiers séculaires en quelques années. La traduction, autrefois domaine réservé aux linguistes chevronnés, a vu son paysage radicalement modifié par des outils comme DeepL, Google Translate ou les modèles de langues neuronaux. Pourtant, un autre champ linguistique semble résister à cette vague technologique : l’interprétariat. Pourquoi cette discipline, pourtant proche de la traduction, reste-t-elle encore relativement épargnée par les dernières innovations ? Cet article explore les raisons de cette résistance, les défis spécifiques de l’interprétation, et les perspectives d’une profession en équilibre entre tradition et modernité.

1. Traduction vs Interprétariat : deux réalités distinctes

Avant de comprendre pourquoi l’interprétariat résiste mieux à l’IA, il faut distinguer ces deux disciplines souvent confondues :
La traduction concerne le transfert écrit d’un message d’une langue à une autre. Elle nécessite une analyse approfondie du texte, des recherches terminologiques et des relectures.
L’interprétariat, en revanche, est un exercice oral qui se déroule en temps réel. Qu’il s’agisse d’interprétation simultanée (en direct, comme dans les conférences), consécutive (après un discours) ou de liaison (en petits groupes), l’interprète doit restituer instantanément le sens, l’émotion et les nuances culturelles.
Cette différence fondamentale explique en partie pourquoi l’IA a davantage impacté la traduction. Les algorithmes, excellents pour traiter des données structurées et répétitives, s’adaptent mal aux défis de l’oralité et de l’immédiateté.

2. Les limites technologiques face à la complexité humaine

A. Le défi du temps réel
L’interprétation exige une réactivité extrême : un délai de quelques secondes peut rendre un discours incompréhensible. Or, même les IA les plus performantes, comme les systèmes de reconnaissance vocale (ASR) ou les chatbots, génèrent des latences inacceptables dans des contextes critiques (tribunaux, hôpitaux, négociations diplomatiques).
Exemple concret : Lors d’une réunion internationale, une IA pourrait mal interpréter une métaphore culturelle, provoquant un quiproquo embarrassant. Un interprète humain, formé à décrypter les implicites, éviterait cet écueil.
B. La gestion des émotions et du contexte
Un interprète ne transpose pas seulement des mots : il restitue l’intonation, les silences, les hésitations, voire l’humour ou l’ironie. Ces éléments subtils échappent encore largement aux machines, incapables de saisir les nuances contextuelles ou les références culturelles.
Cas d’étude : En milieu médical, un patient expliquant ses symptômes avec des expressions régionales (« j’ai des fourmis dans les jambes ») nécessite une interprétation adaptée. Une IA littérale pourrait induire une erreur de diagnostic.
C. L’éthique et la confidentialité
Les interprètes travaillent souvent avec des informations sensibles (secrets industriels, témoignages de victimes, etc.). La méfiance envers les solutions cloud ou les risques de fuites de données freine l’adoption de l’IA dans ce secteur.

3. Pourquoi la traduction a-t-elle été plus touchée ?

La traduction écrite présente des caractéristiques qui la rendent plus « automatisable » :
Temps de traitement : Un logiciel peut traduire un texte en quelques secondes, permettant des corrections manuelles a posteriori (post-édition)
Standardisation : Les documents techniques, juridiques ou commerciaux suivent souvent des structures répétitives, idéales pour les modèles d’IA entraînés sur des corpus similaires.
Outils d’aide à la traduction (CAT) : Les mémoires de traduction et bases terminologiques assistent les traducteurs sans les remplacer, créant une collaboration homme-machine.
Pourtant, même ici, les limites de l’IA persistent : les textes créatifs (littérature, publicité) ou complexes (œuvres philosophiques) nécessitent toujours l’expertise humaine.

4. Les atouts irremplaçables de l’interprète humain

A. L’adaptabilité culturelle

Un interprète maîtrise non seulement deux langues, mais aussi deux univers socio-culturels. Il sait, par exemple, atténuer une remarque perçue comme brutale dans une culture ou adapter un proverbe intraduisible littéralement.
Exemple : En japonais, le refus poli d’une invitation (« ce sera peut-être difficile ») doit être interprété comme un « non » clair en français. Une IA risquerait de passer à côté de cette subtilité.

B. La prise de décision en contexte

Face à un locuteur qui parle trop vite, un bruit ambiant, ou un terme technique inconnu, l’interprète humain utilise son jugement pour :
• Demander une clarification,
• Reformuler avec prudence,
• Prioriser l’essentiel du message.
Une IA, même entraînée, manque de cette flexibilité.

C. La dimension relationnelle

Dans des situations tendues (conflits, procès, soins palliatifs), l’interprète incarne une présence rassurante. Son empathie et sa neutralité facilitent la communication, là où une voix synthétique pourrait paraître intrusive.

ia et intelligence artificielle

5. Demain : une coexistence homme-machine ?

L’IA ne remplacera pas les interprètes, mais pourrait les assister dans certaines tâches :
Préparation terminologique : Des bases de données dynamiques fourniraient en temps réel des glossaires techniques pendant une conférence.
Sous-titrage automatique : Couplé à l’interprétation orale, pour aider les malentendants ou noter les idées clés.
Filtrage du bruit : Améliorer la qualité audio dans les environnements bruyants.
Cependant, ces outils ne fonctionneront qu’en synergie avec des professionnels formés.

6. Les défis à venir pour la profession

Pour rester incontournables, les interprètes devront :
Se spécialiser : Les besoins croissent dans des niches (médical, juridique, ingénierie) où la précision est vitale.
Maîtriser les outils technologiques : Utiliser l’IA comme alliée pour gagner en efficacité.
Défendre leur valeur ajoutée : Communiquer sur leur rôle irremplaçable dans la diplomatie, la santé ou la justice.

L’interprétariat, un rempart contre la déshumanisation ?

Alors que l’IA transforme notre rapport au langage, l’interprétariat incarne une résistance salutaire. Il rappelle que la communication ne se réduit pas à un échange de données, mais repose sur la confiance, l’intuition et l’éthique. Dans un monde où les malentendus interculturels peuvent entraîner des conséquences dramatiques, les interprètes humains restent des gardiens indispensables de la compréhension mutuelle.
La technologie continuera sans doute à progresser, mais elle ne capturera jamais pleinement l’étincelle humaine qui fait de chaque dialogue une aventure unique.