Les Interprètes des Dictateurs : Ombres Indispensables au Cœur du Pouvoir Européen (1919-1945)
8 juin 2025L’histoire de l’interprétation de conférence, dont nous retraçons souvent les origines à travers le prisme des grandes assemblées multilatérales, recèle des chapitres plus discrets mais tout aussi déterminants. Parmi ceux-ci, le rôle des interprètes des dictateurs et des dirigeants majeurs de l’Europe de l’entre-deux-guerres et de la Seconde Guerre Mondiale se distingue par sa complexité et son impact direct sur le cours des événements. S’appuyant notamment sur les recherches éclairantes de Jesús Baigorri-Jalón dans son ouvrage « De Paris à Nuremberg : La naissance de l’interprétation de conférence », cet article se propose d’explorer la fonction singulière de ces linguistes de l’ombre, véritables pivots de communication dans un monde au bord du précipice.
Un Contexte de Diplomatie Directe et de Dépendance Linguistique
À une époque où les rencontres bilatérales au sommet et la diplomatie secrète prenaient souvent le pas sur les mécanismes traditionnels, et où les figures de proue des régimes totalitaires – un Hitler ne maîtrisant que l’allemand, un Staline s’exprimant en géorgien et en russe – n’étaient pas toutes polyglottes, la dépendance envers leurs interprètes était absolue. Contrairement à leurs confrères officiant au sein de la Société des Nations ou de l’Organisation Internationale du Travail, ces professionnels opéraient dans l’antichambre du pouvoir absolu, où chaque mot pesait lourd et où la barrière linguistique pouvait sceller le destin de nations entières.
Figures Marquantes : Portraits d’Interprètes au Service du Pouvoir
Plusieurs de ces interprètes ont laissé une empreinte indélébile dans les annales, leurs parcours illustrant les enjeux et les périls de leur position.
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Paul Schmidt : L’Oreille d’Hitler et Témoin Controversé Probablement le plus célèbre d’entre eux, Paul Schmidt devint l’interprète officiel d’Adolf Hitler et du ministère des Affaires étrangères allemand dès 1924. Sa présence fut une constante lors des rencontres cruciales du régime nazi avec des dignitaires étrangers tels que Chamberlain, Daladier, Mussolini ou Laval. Son rôle excédait la simple traduction : il rédigeait les comptes rendus officiels, soumis à la relecture d’Hitler, lui conférant un statut de témoin privilégié, bien que controversé. Affilié à la SS et doté d’un rang diplomatique élevé, il fut utilisé comme témoin aux procès de Nuremberg, où il se présenta comme un « technicien inoffensif ». Ses mémoires, bien qu’essentielles, requièrent une lecture critique. L’anecdote de sa participation à la retransmission radio des discours d’Hitler, via une forme embryonnaire d’interprétation simultanée assistée, témoigne de l’ingéniosité et des conditions de l’époque.
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Eugen Dollmann : Entre Fascination Italienne et Allégeance SS Associé principalement à Benito Mussolini et aux relations italo-allemandes, Eugen Dollmann, germaniste épris de culture italienne, maîtrisait parfaitement la langue de Dante. Il assurait le pont linguistique entre l’allemand et l’italien, bien que Mussolini, malgré une connaissance parcellaire de plusieurs langues, s’improvisât parfois « interprète en chef ». Dollmann se décrivait comme un interprète « photographique », s’efforçant de capter l’essence même de l’échange. Son engagement ne fut pas que linguistique : chef de la SS à Rome, il fut impliqué dans des atrocités mais échappa à la justice grâce à une collaboration tardive avec les Alliés, motivée par le désir de préserver son accès à l’Italie.
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Arthur H. Birse : La Voix Britannique auprès de Staline Interprète britannique d’origine écossaise, Arthur H. Birse, élevé en Russie, maniait le russe avec une aisance native. Son entrée dans le cercle fermé de l’interprétation de haut niveau fut fortuite, mais il devint indispensable à Churchill, Eden et Staline lors des conférences clés de Moscou, Téhéran, Yalta et Potsdam. Il décrit le stress initial face à ces géants de l’histoire, mais aussi la reconnaissance de son travail. Ses récits détaillent des conditions de travail harassantes, mais aussi la capacité mémorielle requise pour des rapports précis, interprétant vers le russe tandis que son homologue soviétique, souvent Pavlov, traduisait vers l’anglais – un arrangement dicté par la « sécurité ».
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Charles E. Bohlen : Diplomate et Interprète de Roosevelt et Truman Diplomate de carrière américain, Charles « Chip » Bohlen mit sa maîtrise du russe, acquise au fil d’une spécialisation rigoureuse, au service des présidents Roosevelt et Truman lors des conférences de Téhéran, Yalta et Potsdam. Choisi pour sa discrétion, il observa finement les dynamiques d’interprétation, notant la facilitation offerte par Staline et l’éloquence parfois débridée de Churchill, plus ardue à suivre. Au-delà de l’interprétation, Bohlen joua un rôle de conseiller avisé.
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Valentin M. Berezhkov : Au Service de Molotov et Staline, entre Fierté et Disgrâce Interprète soviétique, Valentin Berezhkov accompagna Molotov et Staline, notamment à Téhéran et Yalta. Sa maîtrise de l’allemand, apprise en Ukraine, était telle qu’il pouvait passer pour un natif. Son parcours illustre l’accès à la profession par le biais des compétences linguistiques, mais aussi la nécessité de gagner la confiance du pouvoir, symbolisée par un interrogatoire sur ses convictions. Promu au rang de premier secrétaire d’ambassade, il témoigne de la pression immense, des horaires exténuants, mais aussi de la fierté mêlée de crainte d’œuvrer aux côtés de Staline. Sa carrière s’acheva brutalement en 1945, victime de la paranoïa du régime.
Ces figures, ainsi que d’autres comme Ivan Pavlov ou Gross, l’interprète espagnol d’Hitler, dessinent un paysage complexe de la profession naissante.
Caractéristiques Communes et Traits Distinctifs de ces « Ombres Indispensables »
Si l’accès à la profession était souvent le fruit du hasard et la formation essentiellement empirique, plusieurs traits unissent ces interprètes tout en les distinguant de leurs pairs des enceintes multilatérales.
- La Primauté de la Confiance et la Question de la Neutralité : Plus que toute compétence technique, la confiance absolue du dirigeant était le sésame. Dépositaires d’informations d’une sensibilité extrême, la tension entre une neutralité affichée et une loyauté de fait était palpable. Des interventions de Schmidt auprès de Laval aux conseils de Birse à Eden, leur rôle dépassait souvent celui de simple courroie de transmission.
- Conditions de Travail Extrêmes et Polyvalence des Tâches : Disponibilité permanente, horaires à rallonge, fatigue ignorée : leur quotidien était éreintant. Ils œuvraient dans des contextes variés – réunions protocolaires, voyages, dîners intimes – principalement en interprétation consécutive avec prise de notes, parfois en chuchotage, et exceptionnellement via des dispositifs de simultanée rudimentaire. La pratique de l’interprète « de surveillance » de la délégation adverse était courante.
- Statut Élevé, Reconnaissance Ambivalente et Précarité Intrinsèque : Souvent dotés d’un statut diplomatique, leurs missions s’étendaient bien au-delà de la linguistique : traduction de documents, rédaction de procès-verbaux, conseil, protocole. La reconnaissance était avant tout morale, mais leur position, bien que visible, était intrinsèquement liée au sort du régime servi, avec le risque constant d’une chute brutale.
Un Héritage Complexe pour l’Histoire de l’Interprétation de Conférence
Le parcours des interprètes des dictateurs, bien que distinct du développement de l’interprétation dans les cadres multilatéraux de la SDN ou de l’OIT, est fondamental pour comprendre l’évolution de la profession. Leurs expériences, souvent périlleuses, mettent en exergue les défis singuliers de l’interprétation au plus haut niveau, dans des contextes bilatéraux dominés par des personnalités autoritaires. Elles enrichissent notre connaissance des balbutiements de l’interprétation professionnelle, un processus qui trouvera un nouveau souffle et une nouvelle forme avec l’émergence de l’interprétation simultanée à grande échelle lors des procès de Nuremberg, pour répondre aux impératifs d’un monde en reconstruction.
Les Leçons des Interprètes des Dictateurs pour Aujourd’hui
L’étude de ces « ombres indispensables » du XXe siècle offre bien plus qu’un simple regard rétrospectif. Elle souligne la responsabilité immense qui incombe à l’interprète, la tension inhérente entre proximité du pouvoir et impératifs éthiques, et la nécessité d’une intégrité sans faille. Chez AFTraduction, cet héritage historique nous rappelle constamment l’importance cruciale du professionnalisme, de la discrétion absolue et d’une formation rigoureuse pour nos interprètes, garants d’une communication fidèle et équitable, quels que soient les enjeux. L’histoire de ces pionniers, dans toute sa complexité, continue d’éclairer les standards d’excellence que nous nous efforçons de maintenir au service du dialogue international.