L’Intraduisibilité : mythe ou réalité de la traduction ?

29 septembre 2025

Peut-on vraiment tout traduire ? Cette question de l’intraduisibilité hante les traducteurs, les linguistes et les amoureux des langues depuis des siècles. Si vous avez déjà tenté de traduire un jeu de mots, une expression culturelle unique ou un poème, vous avez probablement ressenti cette frustration : certaines choses semblent impossibles à transposer d’une langue à l’autre.

Plongeons dans le fascinant débat sur l’intraduisibilité, entre mythes linguistiques et réalités pratiques de la traduction.

Qu’est-ce que l’intraduisibilité ?

L’intraduisibilité désigne l’impossibilité apparente de transférer un concept, une expression ou un texte d’une langue source vers une langue cible tout en préservant l’intégralité de son sens, de sa forme et de sa fonction.

Mais attention : l’intraduisibilité absolue est un mythe.

Les deux écoles de pensée

Le débat sur la traductibilité oppose historiquement deux visions :

L’approche universaliste soutient que les universaux linguistiques (structures communes à toutes les langues) garantissent la possibilité de traduire. Si toutes les langues partagent des patterns fondamentaux, alors la traduction est toujours possible.

L’approche monadiste affirme que chaque langue construit une vision unique du monde. Chaque communauté linguistique vivrait dans un univers conceptuel distinct, rendant la traduction problématique voire impossible.

intraduisibilité

L’hypothèse de Sapir-Whorf : notre langue façonne-t-elle notre réalité ?

La version forte : le déterminisme linguistique

Au début du XXe siècle, les linguistes Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf ont formulé une hypothèse révolutionnaire : notre langue détermine notre façon de penser le monde.

L’exemple le plus célèbre concernait la langue hopi. Whorf affirmait que cette langue amérindienne ne possédait aucun mot ou forme grammaticale pour exprimer le temps (passé, présent, futur). Conclusion provocante : les locuteurs hopis vivraient dans un univers sans concept de temps !

Le problème ? Cette affirmation s’est révélée fausse. Des recherches ultérieures ont démontré que le hopi possède un riche système pour exprimer le temps, simplement différent des temps indo-européens.

La version faible : l’influence linguistique

La version modérée de cette théorie est plus nuancée et scientifiquement validée : la langue influence (mais ne détermine pas) notre cognition.

Une expérience fascinante l’illustre : des locuteurs de différentes langues devaient identifier quelles cartes de couleur étaient les plus similaires. Les locuteurs japonais tendaient à associer le bleu et le vert car leur langue utilise un seul mot (aoi) pour ces deux couleurs.

La leçon ? Les catégories linguistiques guident nos perceptions, mais ne les enferment pas.

Les deux types d’intraduisibilité

Le linguiste John Catford a identifié deux formes distinctes d’intraduisibilité, chacune posant des défis spécifiques aux traducteurs.

1. L’intraduisibilité linguistique

Ce type surgit quand les structures linguistiques elles-mêmes créent des obstacles.

Exemple classique en anglais : « Your argument is sound, nothing but sound. »

Ce jeu de mots repose sur la double signification de « sound » :

  • Adjectif : logique, solide
  • Nom : un bruit, un son

La traduction en français ou polonais perd inévitablement le jeu de mots car aucune langue ne possède un homophone couvrant ces deux sens. On peut traduire le sens, mais pas l’effet stylistique.

Autres exemples d’intraduisibilité linguistique :

  • Les jeux de mots et calembours
  • Les ambiguïtés intentionnelles
  • Les allitérations et assonances
  • Les expressions avec polysémie culturelle

2. L’intraduisibilité culturelle

Plus fréquente et plus complexe, l’intraduisibilité culturelle survient quand un concept existe dans une culture mais pas dans une autre.

Cas d’école : la czarna polewka polonaise

Cette soupe de sang de canard ou d’oie possède une signification culturelle profonde en Pologne. À l’époque de Mickiewicz, servir cette soupe noire à un prétendant signifiait rejeter sa demande en mariage.

Traduire par « duck blood soup » capture le dénoté (les ingrédients), mais rate complètement le connoté (la fonction sociale). C’est techniquement correct, mais culturellement vide.

Les culture-bound items : quand la culture résiste à la traduction

Qu’est-ce qu’un élément culturellement marqué ?

Les culture-bound items (termes culturellement ancrés) désignent des expressions, concepts ou références spécifiques à une culture donnée. Ils peuvent être :

  • Opaques : incompréhensibles sans explication (ex: les roraty polonaises)
  • Transparents : universellement connus (ex: Staline, Hiroshima)

Catégories principales

Les éléments culturels intraduisibles touchent plusieurs domaines :

1. Écologie et environnement

  • Faune et flore locales
  • Caractéristiques géographiques

2. Culture matérielle

  • Gastronomie traditionnelle
  • Vêtements typiques
  • Architecture locale

3. Organisation sociale

  • Systèmes éducatifs
  • Structures politiques
  • Pratiques juridiques

4. Traditions et rituels

  • Fêtes religieuses
  • Coutumes sociales
  • Célébrations locales

5. Références culturelles

  • Littérature nationale
  • Histoire locale
  • Expressions idiomatiques

Exemple détaillé : les dożynki polonaises

Les dożynki illustrent parfaitement la complexité de l’intraduisibilité culturelle.

Cette fête de la moisson possède des équivalents fonctionnels dans de nombreuses cultures :

  • États-Unis : Thanksgiving Day (4e jeudi de novembre)
  • Canada : Action de grâce (2e lundi d’octobre)
  • Angleterre : Harvest Festival (fin septembre)

Mais les différences sont significatives :

  • Moment : août pour les dożynki vs automne ailleurs
  • Contexte : rural et slavique vs national ailleurs
  • Caractère : folklorique vs institutionnel
  • Dimension religieuse : variables selon les pays

La traduction dépend du contexte :

  • Pour un magazine de voyage → « harvest festival » ou « Polish harvest celebration »
  • Pour un texte historique → conserver dożynki avec note explicative
  • Pour situer temporellement → adapter selon le public cible

La mondialisation : vers la fin de l’intraduisibilité culturelle ?

Un phénomène fascinant se produit : les concepts autrefois intraduisibles deviennent universels.

L’exemple du sauna est révélateur. Dans les années 1960, Catford citait ce mot finnois comme exemple d’intraduisibilité culturelle. Aujourd’hui, « sauna » est compris internationalement sans traduction nécessaire.

Autres exemples de mots « intraduisibles » devenus universels :

  • Tsunami (japonais)
  • Safari (swahili)
  • Karma (sanskrit)
  • Siesta (espagnol)
  • Kindergarten (allemand)

La mondialisation culturelle réduit progressivement le nombre d’éléments véritablement intraduisibles. Mais elle en crée aussi de nouveaux avec l’émergence de cultures numériques et subcultures globales.

Solutions pratiques face à l’intraduisibilité

1. Accepter la différence, pas la défaite

Comme l’explique Emily Apter : « Si l’équivalence parfaite existait, ce ne serait pas de la traduction mais une réplique. »

Les traducteurs ne doivent pas chercher l’identité absolue, mais la similarité relative et fonctionnelle.

2. Reconstruire la valeur, pas seulement le sens

Selon Sherry Simon, la traduction est un processus continu qui requiert de :

  • Comprendre comment la langue s’ancre dans les réalités locales
  • Évaluer le degré de similitude entre deux univers culturels
  • Exercer différentes formes d’intelligence (linguistique, culturelle, sociale)

3. Techniques de traduction pour les culture-bound items

Stratégie 1 : La création lexicale Inventer un nouveau terme ou étendre le sens d’un mot existant.

Stratégie 2 : L’emprunt Conserver le mot original avec une explication contextuelle.

Stratégie 3 : L’adaptation culturelle Remplacer par un équivalent fonctionnel dans la culture cible.

Stratégie 4 : La périphrase explicative Décrire le concept en plusieurs mots.

Stratégie 5 : La compensation Perdre certains éléments tout en renforçant d’autres aspects du texte.

techniques pour traduire les culture bound ittems intraduisibles

L’intraduisibilité : mythe démystifié

Plusieurs chercheurs contemporains considèrent l’intraduisibilité absolue comme un mythe traductologique.

Arguments contre l’intraduisibilité absolue

1. L’existence même des traductions Si la poésie, les jeux de mots et les textes culturels étaient vraiment intraduisibles, pourquoi existe-t-il tant de traductions de l’Odyssée, d’Ulysse de Joyce, ou de poèmes chinois classiques ?

2. Le mauvais critère d’évaluation L’intraduisibilité repose sur une attente irréaliste : l’identité parfaite entre original et traduction. Or, rien n’est jamais exactement identique entre deux langues.

3. La pluralité des solutions L’intraduisible n’est pas « ce qu’on ne traduit pas » mais « ce qu’on ne cesse de (re)traduire ». Chaque traduction offre une nouvelle perspective, une nouvelle interprétation.

Cas pratiques : traduire l’intraduisible

Exemple 1 : Les termes de parenté polonais

Le polonais possède un système de parenté bien plus précis que le français ou l’anglais :

  • Stryj : oncle paternel (frère du père)
  • Wuj : oncle maternel (frère de la mère)
  • Szwagier : beau-frère
  • Bratanica : nièce (fille du frère)
  • Siostrzenica : nièce (fille de la sœur)

L’anglais et le français ne distinguent généralement pas ces relations. La traduction doit choisir entre précision (ajouter des explicitations) et fluidité (simplifier).

Exemple 2 : Expressions culturelles intraduisibles

Parapetówka (polonais) Littéralement : « fête du rebord de fenêtre »

Concept : pendaison de crémaillère dans un appartement neuf

Traduction possible : « housewarming party » (perd la spécificité de l’appartement neuf)

Gorzko, gorzko (polonais) Littéralement : « amer, amer »

Concept : cri lancé lors des mariages polonais pour que les mariés s’embrassent

Traduction : impossibilité de rendre le jeu de mots (baiser censé adoucir l’amertume)

Conclusion : l’intraduisibilité comme opportunité créative

L’intraduisibilité n’est pas un mur infranchissable mais un défi créatif qui enrichit la traduction.

Ce qu’il faut retenir

L’intraduisibilité absolue est un mythe fondé sur des attentes irréalistes d’équivalence parfaite.

Deux types d’intraduisibilité existent : linguistique (jeux de mots, structures grammaticales) et culturelle (concepts spécifiques à une culture).

La mondialisation réduit l’intraduisibilité en universalisant certains concepts, mais crée aussi de nouveaux défis.

Le traducteur est un recréateur qui reconstruit la valeur d’un texte plutôt que de chercher l’impossible réplique exacte.

La pluralité est la richesse de la traduction : chaque texte peut avoir plusieurs traductions légitimes selon le contexte et l’objectif.

intraduisibilité en traduction

Réflexion finale

Comme l’écrivait Wilhelm von Humboldt en 1820 : « La diversité des langues n’est pas une diversité de signes et de sons, mais une diversité de visions du monde. »

Cette diversité, loin d’être un obstacle, est ce qui rend la traduction nécessaire, fascinante et infiniment créative. L’intraduisible nous rappelle que traduire, c’est créer des ponts entre des univers, pas copier-coller des mots.