Les Artisans de la Parole : Immersion dans le Monde des Traducteurs qui Ont Sculpté l’Histoire

15 décembre 2024
Histoire de la traduction symbolisée par la pierre de Rosette
The Rosetta Stone in the British Museum of London. (Photo by Alexandre MARCHI/Gamma-Rapho via Getty Images)

Bien souvent appréhendée comme un acte quasi mécanique, l’histoire de la traduction révèle en réalité un labyrinthe de complexités et d’impératifs qui perdurent à travers les siècles et transcendent les territoires. Loin de se limiter à un échange littéral entre deux langues, elle s’impose comme une authentique réinterprétation, une exploration intense au cœur d’univers culturels et de concepts souvent inconciliables. Par leur fonction primordiale, à mille lieux de celle de simples exécutants linguistiques, les traducteurs s’affirment tel des architectes d’une mémoire commune, ils donnent un cap au dialogue transculturel et influent significativement dans la transmission du savoir. Ainsi nous allons opérer un saut dans le temps pour mieux apercevoir comment l’obstination et le talent de ces artisans ont su briser le carcan des divergences linguistiques afin de laisser leur empreinte dans le récit du monde.

Aux Origines de l’histoire de la traduction, Bien Plus Que des Mots : L’Ère où les Langues Se sont Rencontrées

  • La Septante, Acte Fondateur d’une Diffusion Universelle :

    À Alexandrie, au troisième siècle précédant notre ère commune, à une période encore dépourvue de la reproductibilité qu’offrira plus tard l’imprimerie et de son corollaire de dispositifs mécaniques de diffusion, un événement de grande ampleur émergea : l’entreprise connue sous le nom de Septante. En vérité, cette tâche ne consistait nullement en la seule transmutation linguistique d’une tradition religieuse. Il s’agissait de poser les fondements d’une diffusion plus universelle du message biblique en adaptant les tournures, les concepts à un auditoire qui comprenait des références distinctes à celles des traditions juives d’alors, avec l’usage particulier d’une langue : le Grec « koiné », que l’on utilisait dans le monde entier du Bassin Méditerranéen. On peut encore se référer de nos jours à des études d’institution comme l’Institut Catholique de Paris en lien avec les « Concordances Bibliques » afin d’approfondir les enjeux et les portées d’une telle pratique de traduction

  • Saint Jérôme : Un Moine érudit face au Défi des Textes Sacrés :

    Dans un monde où l’Empire Romain tend à disparaître et où le christianisme se répand comme une traînée de poudre, au IVe siècle, un érudit d’une patience d’ange, répondant au nom de Jérôme, s’attaque à la traduction de la Bible du grec et de l’hébreu vers un latin à la fois populaire et respectueux des codes grammaticaux et rhétoriques : la Vulgate. L’ambition ne se limitait nullement à une stricte correspondance lexicale ; il fallait réinventer ce texte sacré en y incorporant les particularités d’une nouvelle civilisation et disséminer les préceptes d’une Alliance inédite dans les fondations d’un Empire Romain en pleine mutation. Or, l’écho d’une telle traduction eut une incidence durable et monumentale, affectant aussi bien l’expression littéraire que l’interprétation juridique, en modelant les contours moraux au-delà du premier millénaire suivant son avènement.

  • Hérodote, Un Journaliste avant l’heure, passeur entre les cultures :

    Figure complexe mais absolument centrale, Hérodote fut à la fois explorateur et observateur du monde qui l’entourait, notamment le monde Grec et Perse antique, les peuples Egyptiens et les cités de Phénicie, ses découvertes sont compilés dans « Histoires » ouvrage qui a notamment marqué une discipline appelée ethnographie, un champ d’études en anthropologie qui consiste en l’étude approfondie et comparée de diverses populations, qu’elles soient lointaines ou voisines. En rédigeant en grec l’ensemble des observations qu’il réalisa au cours de ces longs voyages, il transmet des éléments qui n’auraient peut être jamais été porté à notre connaissance. Ses propos sur le contexte socio-culturel ont ouvert le dialogue entre des civilisations disparues et permis des parallèles culturels qui nous aident aujourd’hui encore à appréhender notre monde sous différents prismes.

L’impact de l’histoire de la traduction au Moyen Âge

  • L’Ère d’Or de la Traduction Arabe : Sauvegarde et Transmission d’un Patrimoine Commun :

    Le califat abbasside, dont Bagdad fut le phare de la connaissance et du savoir durant son âge d’or, entre le IX et le XIIIe siècle fut aussi un haut lieu de traduction d’œuvres anciennes et cela est resté ancré dans l’imaginaire commun [source: Les voies de l’Orient, Albin Michel, Paris 2004]. Des figures telles que Hunayn ibn Ishaq et Qusta ibn Luqa sont essentielles, car elles permirent aux civilisations arabes de découvrir et s’approprier le savoir de savants et médecins Grecs, dans une dynamique intellectuelle unique où l’échange interculturel a généré de multiples innovations en sciences et en littérature ; Les connaissances de savants et philosophes comme Avicenne, al-Khawarizmi sont les héritages de cette période féconde de la transmission des savoirs à l’échelle internationale. Ce mouvement a permis la conservation de connaissances fondamentales et la base de l’ensemble du système universitaire européen médiéval et d’un large pan de notre savoir actuel.

  • Robert de Ketton et les traducteurs du Coran : La Diffusion des Connaissances de Mondes éloignés

    : Les premières traductions latines du Coran marquent des jalons cruciaux pour mieux appréhender la religion et les civilisations islamiques à l’époque médiévale. Le travail de Robert de Ketton permet non seulement d’une nouvelle appréhension, il amorce un véritable choc culturel au cœur de l’Occident médiéval et cela continue à structurer de manière puissante les débats religieux actuels. Avec l’aide d’Herman le Dalmate, le Coran est devenu le premier ouvrage de langue arabe accessible à un lectorat occidental.

  • Michael Scot et Guillaume de Moerbeke, Gardiens de la Pensée Aristotélicienne :

    Le Moyen Âge n’a jamais cessé de s’approprier les trésors de la pensée classique et l’activité de traducteurs tels que Michael Scot a transformé l’accès au corpus aristotélicien. Il est celui qui va apporter d’Espagne ces ouvrages encore peu diffusés en Occident afin de les traduire, et son effort constant permet aux différentes écoles de philosophes, de théologiens ou encore de médecins de disposer des textes fondamentaux à même d’enrichir la pratique du raisonnement, tant en université qu’en dehors. C’est grâce à l’énorme investissement que ce genre de personne a eu qu’un auteur comme Thomas d’Aquin, dont on connait le statut d’auteur de référence en théologie catholique, ait pu développer ses argumentaires philosophiques.

L’histoire de la traduction à la  Renaissance : Quand les Langues S’émancipent

  • Érasme et son entreprise de Réforme des Textes :

    Érasme, figure centrale de l’humanisme européen, fit une analyse exhaustive de l’ensemble du texte sacré . Son ambition ne se cantonnait pas seulement à la critique des textes, mais son entreprise de traduction critique est fondamentale car elle préfigure de profondes mutations dans la manière de concevoir l’étude du texte sacré. Ce faisant, il rend le texte du Nouveau testament beaucoup plus précis, que ça soit du côté littéraire que théologique, donnant aux chercheurs ultérieurs l’accès à une vérité d’autant plus juste que les erreurs grossières accumulées durant la tradition sont désormais pointées. Cette démarche va impacter le monde de la théologie pour les siècles à venir.

  • Luther : Au-Delà des Langues : Création d’un Mouvement :

    La démarche de Martin Luther de traduire la Bible en allemand est perçu par beaucoup comme étant un projet audacieux. En mettant la Bible dans une langue à la portée du peuple, cela a favorisé non seulement une approche plus individuelle des textes sacrés mais a aussi consolidé le dialecte Allemand comme une langue capable de contenir des concepts théologiques et philosophiques. Au même moment le travail et le positionnement des humanistes ont aussi donné un élan de réappropriation linguistique un peu partout en Europe, entrainant des mutations culturelles profondes qui marquent toujours l’identité de nos états actuels.

Temps Modernes et Contemporains : Les Passeurs d’Émotions

  • Constance Garnett : La Russie à Travers Ses Histoires :

    On sous-estime souvent la contribution de Constance Garnett dans la connaissance des classiques russes à un lectorat anglophone. Elle va entreprendre le projet monumental de traduire tous les grands auteurs russes ; ce projet démesuré et exigeant dans son approche fut d’une incroyable inspiration pour les écrivains anglophones du siècle dernier qui se sont pour partie construits au contact des auteurs de cette littérature riche et abondante. Les auteurs qu’elle contribue à faire connaitre en langue anglaise font toujours référence de nos jours pour quiconque désire lire ou connaitre la Russie impériale, tels TolstoïDostoïevski ou encore Tchékhov.

  • Jorge Luis Borges, Le Traducteur Explorateur :

    Dans l’optique d’approfondir le sujet de la traduction, il est impossible d’ignorer la figure de Jorge Luis Borges et sa pensée sur cette pratique, car pour lui, elle n’est en aucun cas subordonnée à une sorte d’original, la traduction ne consiste pas à reproduire, ou même approcher, un « texte authentique », son approche d’« infidélité heureuse », consiste en un nouveau départ, en une expérience unique où le style, l’atmosphère, et la saveur singulière doivent se transfigurer dans une nouvelle forme . Cette approche n’est pas unique en soi car une grande majorité de traducteur littéraire conçoit plus ou moins leur activité comme telle, car dans certains contextes il apparait indispensable de passer outre une forme du texte source, afin d’en retranscrire plus justement l’essence.

  • Des Traductions Vitales en Temps de Conflits :

    Les traductions sont essentielles car elles participent à une communication entre belligérants pour des redditions ou trêves par exemple et sont souvent exécutées en grande précarité. Des personnes vont aller jusqu’à sacrifier leur existence comme le fameux imprimeur traducteur Etienne Dolet , qui sera supplicié par l’église car elle soupçonne l’homme de « ne pas bien comprendre la philosophie de Platon », car en ces temps troublés, de simple erreurs peuvent couter très cher. Les travaux des traducteurs en temps de conflit sont un défi majeur car il peut y avoir de vraies contraintes (la langue locale étant parfois prohibée, ou ayant mauvaise presse et parfois incompréhensible en soit à une échelle d’observateurs extérieur), ces personnes agissent en véritables « passeurs de langues » et jouent parfois un rôle prédominant, voir salvateur pour l’un ou l’autre camp.

  • Les Traducteurs Littéraires : Bâtisseurs de ponts :

    La figure d’auteurs traducteurs nous est de nos jours encore d’une importance capitale : des figures comme Baudelaire en traduisant Poe, ou André Gide ou Proust sont aussi des « passeurs » de cultures, leurs translations ont transformé les regards dans les différents espaces culturels en particulier francophones et participent ainsi à la diffusion de modes de pensées ou d’expressions à une échelle massive. Si à une période la langue anglaise a dominé culturellement un certain espace, c’est que l’ensemble de ces pratiques créatives de la part de traducteurs (re) connus ont su amener l’écrit, ou le mode de narration anglais au plus grand nombre, faisant ainsi connaitre la singularité culturelle anglophone dans d’autres espace linguistiques. Plus récemment, les aventures d’Harry Potter traduit par Jean François Menard en Français est la démonstration même du pouvoir fédérateur de la traduction.

  • Figures féminines importantes dans l’histoire de la traduction : Ces passeuses d’idées, à la fois discrètes et décisives :

    A une époque où leurs apports sont rarement soulignés, elles jouent souvent un rôle crucial dans l’exercice du pouvoir, des sciences ou de la littérature. On retrouve Katherine Parr (qui a diffusé un ouvrage sur le livre du roi Henry VIII : Lamentations of a Sinner, qui était perçu comme une forme de prosélytisme dans les milieux protestants) ou les travaux considérables de femmes telles Sarah Austin ou encore Zenobia Camprubi.

Le Défi de la Traduction d’Aujourd’hui : Le Mot juste à l’Ère Globale

Au sein de notre société mondialisée, le métier de traducteur, malgré un travail de l’ombre reste primordial pour permettre le dialogue. Car ce n’est pas simplement un acte de transmission linguistique mais bel et bien de permettre une entente à tous les niveaux culturels. Car c’est en traduisant, non pas les mots à mots, mais les intentions d’un texte d’un concept, que des solutions ou même de la connaissance puisse être partagées afin que nous puissions mieux nous comprendre entre nations et surtout entre individus. La mondialisation n’est rien d’autre qu’une manière nouvelle d’aborder les contacts culturels, l’époque des navigateurs s’est effacé pour laisser place à d’autres aventuriers, qu’il faut comprendre aussi comme les « passeurs d’idées » qu’il a pu avoir aux cours des siècles.

Conclusion 

Ces professionnels dont les noms résonnent plus ou moins avec l’Histoire sont à nos yeux les témoins des forces cachées de la traduction dans notre passé commun : qu’ils s’agissent de personnes modestes ou d’auteurs importants, c’est à la fois leur courage et leur talent qu’ils mettent au service d’une cause, car leur démarche est aussi une démarche spirituelle. Les générations précédentes sont riches de témoignages et elles doivent nous rappeler combien la connaissance des cultures passe inévitablement par une approche patiente et éclairée des spécificités et subtilités de chacun.